Jean Désiré Gustave Courbet a sa légende, dont
il ne faut être qu'à moitié complice. Le réaliste,
l'apôtre du laid", le tombeur de la colonne Vendôme ne
sont qu'un des profiles d'une peinture aussi riche que contradictoire.
"Sans idéal ni religion", proclamait-il, mais avant tout,
peintre. Au publiciste Francis Way, il déclare : "je peins
comme un dieu", et cet orgueil, souvent moqué, manifeste dans
son goût presque narcissique de l'autoportrait, est celui d'un homme
à l'extraordinaire métier, dont les ambitions, mêmes
confuses, sont toujours sauvées par la réussite picturale.
La part, chez Courbet, de l'atavisme familial et géographique
est évidente. Le père, mi-hobereau, mi-paysan, un "cudot",
synonyme franc-comtois de "chimérique",
le grand père maternel, fidèle aux principes de 1789, la mère, prudente
et avisée, expliquent beaucoup de la psychologie complexe du peintre.
Quant à Ornans et à la vallée de la Loue, le peintre
y trouvera une source continue d'inspiration.
Sa vocation s'affirme très tôt. Après des études
quelconques au petit séminaire d'Ornans, puis à Besançon
où il s'initie à la peinture et pratique la lithographie,
il va à Paris, en 1840, pour faire son droit, en vérité
pour peindre. Ses débuts sont obscurs; on sait qu'il fréquente
plusieurs ateliers en élève libre. Mais, s'il s'échappe
au cursus académique, on ne doit assurément pas sous-estimer
la formation et la culture du jeune Courbet. Les oeuvres des années
1840-1848, que l'on peut qualifier par leur sujet (Guitarrero, 1845,
collection privée) ou par leur manière (L'homme à
la pipe, 1846, musée de Montpellier) de romantique, surprennent
par la qualité immédiate du métier, la complexité
des influences : italiens, des Venise à Naples, espagnols, nordiques
sont les modèles auxquels le peintre se réfère. Dans
Courbet au chien noir, 1842, petit palais/Paris, l'autorité
de la mise en page, l'élégance du contour enfermant l'animal
et son maître, la simplicité de l'effet clair-obscur, la clarté
enfin du paysage sont d'un peintre savant qui rend autant d'hommages à
Bellini, Titien et même Bronzino. Avec un arsenal narratif réduit
à l'extrême, les amants dans la campagne (versions
au petit palais et à Lyon) sont d'un lyrisme sans fadeur, immédiatement
populaire.
Le peintre s'affirme au salon de 1849. Parmi les sept toiles qu'il envoi,
si l'homme à la ceinture de cuir (Louvre), "étude
des Vénitiens" comme il est précisé, reste dans
la lignée des autoportraits précédents, l'Après-dîner
à Ornans (Lille) apporte quelque chose de nouveau. Cette réunion
d'amis surprend par son format; Courbet ose traiter en grand la scène
du genre. Aussi bien, l'influence d'un voyage fait en hollande en 1848
a-t-elle été décisive : "Rembrandt charme les
intelligences et il étourdit les imbéciles [...], Van Ostade,
Van Craesbeek me séduisent." Le romancier et critique Champfleury
ne s'y trompe pas et égare l'oeuvre "aux grandes assemblées
de bourgmestres de Van der Helst". Le rapprochement est à moitié
juste (Courbet était plus prés des peintres monochromes que
du brillant de Van der Helst), et le tableau trop sombre à mal vieilli,
mais il sacrait un peintre original, depuis toujours étranger à
l'idéalisme ingresque, désormais libéré du
romantisme.
Avec l'Enterrement à Ornans (Salon de 1850-51, Louvre), objet
de scandale et succès à la fois, la légende de Courbet
est formée. Rassemblement de portraits (Les habitants d'Ornans, du
maire au fossoyeur, ont posés), l'Enterrement sidère
par sa vérité autant que par son format. Un épisode
banal est traité avec le même soin et la même attention
psychologique que le Sacre de Napoléon par David. Les réaction
sont violentes : " Est-il possible de peindre des gens si affreux
" demandent des bourgeois dans un dessin de Daumier. " Accès
farouche de misanthropie ", " ignobles caricatures inspirant
le dégoût et provocant le rire ", telles sont les appréciations
de la critique.
Faire vrai ce n'est rien pour être réaliste, c'est faire
laid qu'il faut, rime Théodore de Banville. Le contresens que l'oeuvre
de Courbet n'allait cesser de susciter est là. En fait, l'Enterrement
est une page d'humanité où Courbet, avec une attention scrupuleuse
et la sympathie d'un " pays ", montre comment un village réagit
devant la mort. " Est-ce la faute du peintre, dit Champfleury, si
les intérêts matériels, les égoïsmes sordides,
la mesquinerie de province [...] clouent leurs griffes sur la figure, éteignent
ces yeux, plissent les fronts? " Mais Courbet n'a oublié ni
l'émotion ni l'affliction vraie, et sa comédie humaine est
aussi complexe que celle de Balzac. la leçon satirique, le jugement
moral sont second; le réel, en fait, est magnifié, devient
vérité générale grâce à la largeur
du traitement, à la science du groupement désordonné
des assistants, au lyrisme de la couleur : Vélasquez et Hals peuvent
être évoqués.
Désormais, Courbet est sacré par la critique comme le
chef des réaliste aux côtés de Champfleury. Les provocations
du personnage, les propos tenus à la brasserie Andler, lieu de réunion
du cénacle, expliquent la célébrité tapageuse
qui va être celle de l'école. Mais il faut n'accepter qu'avec
prudence les appellations. Lorsque Courbet, à l'Exposition internationale
de 1855, décidera hardiment d'organiser une présentation
séparée de ses oeuvres, il s'expliquera dans la préface
de son catalogue : " Le titre de réaliste m'a été
imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques.
[...] Etre a même de traduire les moeurs, les idées, l'aspect
de mon époque, selon mon appréciation, [...] en un mot faire
de l'art vivant, tel est mon but. " Aussi bien Courbet voit-il avant
de penser. Les casseurs de pierres (Salon de 1850-51, détruit
à Dresde durant la dernière guerre) peinture socialiste selon
Proudhon, sont nés d'abord d'une rencontre, d'une vision de misère
sur une route: " C'est sans le vouloir, simplement en peignant ce
que j'ai vu, que j'ai soulevé ce qu'ils appellent la question sociale."
Un "oeil", avait dit Ingres de Courbet, et il semble bien
que le goût de peindre soit premier. Les demoiselles de village
(Salon de 1852, New York, Metropolitan Muséum) sont bien un sujet social, l'aumône
des soeurs du peintre à une gardeuse de vaches, mais l'essentiel
pour l'artiste était un problème pictural, celui d'intégrer
des personnages dans un site. De même le tableau des Baigneuses
(Montpellier), cravaché dit-on par Napoléon III au Salon
de 1853, est il presque détaché du sujet. Quoi de plus académique
qu'un nu dans un paysage ? "La vulgarité des formes ne serait
rien, c'est la vulgarité et l'inutilité de la pensée
qui sont abominables", note Delacroix dans son Journal, rejoignant
Ingres et annonçant Baudelaire dans une paradoxale mais compréhensible
alliance contre une peinture aussi désintéressée et
"antisurnaturaliste". Les baigneuses furent achetées
par Alfred Bruyas, collectionneur sensible et distingué, que tout
aurait dû séparer de Courbet, si ce n'est l'amour de la peinture;
la rencontre (Montpellier), admirable tableau de plein air, moqué
pour le narcissisme du sujet, est un hommage mérité à
un véritable amateur.
En même temps, sous l'influence de Proudhon, comme poussé
par sa propre réputation, Courbet se convainc qu'il est un peintre
socialiste et se dit avoir participé à la rédaction du Principe de
l'art et de sa destination sociale (1865), qui propose une nouvelle
lecture de son oeuvre : ainsi la nudité déformée des
Baigneuses devient un avertissement des dangers de la vie paresseuse
et débilitante de la bourgeoisie; les Demoiselles des bords de
la Seine
(Salon de 1857, Petit Palais) sont une image de l'univers triste du luxe.
L'Atelier du peintre,
"allégorie réelle, intérieur
de mon atelier, déterminant sept années de ma vie artistique"
(exposition de 1855, Louvre) est une ambitieuse synthèse de l'idéologie
de Courbet. L'échec relatif vient de ce que la transcription symbolique
reste confuse et que on est surtout sensible à des "morceaux"
, comme celui de la femme nue qui regarde Courbet peindre. Le retour
de la conférence (Salon de 1863, détruit) lourde sotie
qui montre des curés en goguette après un bon dîner,
est trop picaresque pour être réaliste : la volonté
de satire empêche ici la réussite franche.
Paradoxalement, Courbet triomphe
avec les tableaux sans "problèmes".La femme au perroquet
(New York, Metropolitan Muséum) appelle
pour Jules Antoine Castagnary la comparaison avec Titien, tandis que les
troublantes Dormeuse (1866, Petit Palais) et l'origine du monde
savent séduire l'ambassadeur de Turquie Khalil Bey, acheteur du Bain turc d'Ingres.
Les grandes composions comme le Combat des cerfs, la Remise des chevreuils
(1861 et 1866, Louvre), l'Hallali du cerf (1867, Besançon)
valent à Courbet ses francs succès populaires. Il y montre
tout son savoir de la nature et des animaux, confirmé par des séjours
dans les forêts germaniques, avec une verve et une facilité
quelquefois un peu lâchées.
Le peintre à succès mérite alors la Légion
d'honneur, que le socialiste olympien n'hésite pas à refuser.
La guerre de 1870, les événements de la Commune vont bouleverser
le cours de la vie de Courbet. Président de la commission nommée
par les artistes pour veiller à la conservation des musées
et richesses d'art, il joue le rôle d'un directeur des beaux-arts.
Il se signale avec la pétition du 14 septembre 1870 demandant le
déboulonnage de la colonne Vendôme, "monument dénué
de toute valeur artistique, tendant à perpétuer par son expression
les idées de guerre et de conquêtes que réprouve le
sentiment d'une nation républicaine"; il est présent
lorsqu'on abat la Colonne le 16 mai 1871. Après l'effondrement de
la Commune, Courbet le "révolutionnaire" est arrêter
et traduit en conseil de guerre. Condamné à six mois de prison,
il purge sa peine à Sainte-Pélagie. Là, le peintre
donne certains de ses tableaux les plus savoureux de texture, en particulier
une série de natures mortes aux fruits, ou peint de mémoire
marines et paysages avec un dépouillement et un amour qui émeuvent.
La suite de sa vie est marquée par le souci de ses dettes; on
le refuse au salon de mai 1873; lorsque l'Assemblée adopte le projet
de reconstruction de la colonne Vendôme et que Courbet est rendu
solidaire des frais, il doit s'exiler en Suisse. La vente judiciaire de
1877 l'accable, et il meurt le 31 décembre. "Ne le plaignons
pas [...], il à traversé les grands courants [...], il a
entendu battre comme des coups de canon le cœur d'un peuple et il a fini
en pleine nature, au milieu des arbres", dira en guise d'oraison funèbre
cet autre réfractaire que fut Jules Vallès.